MAURICE MERLEAU-PONTY (1961)
Maurice
Merleau-Ponty est mort brusquement. Nous avons demandé à Jean Beaufret, qui fut
son ami, de parler de lui.
Il venait de m'écrire, moi de lui répondre, mais ma
lettre reste sans réponse et ses livres sont là qui témoignent de sa présence.
Je ne lisais pas toujours tout de suite. J'omettais souvent de le remercier de
me les avoir envoyés. «A propos, as-tu
reçu Signes?» - «Mais oui, je
commence à lire.» Rien ne pressait. Nous savions bien que nous avions le
temps.
Nous n'avions même pas été «camarades d'études» comme
il le fut avec quelques autres. S'il était de presque un an mon cadet, il avait
précédé de deux ans à l'Ecole Normale le provincial que je suis sans doute
resté et, à Louis-le-Grand, je n'avais fait qu'apercevoir le brillant khâgneux
qu'il était, comme, à l'Ecole, le non moins brillant agrégatif. La rencontre
n'eut lieu qu'un peu plus tard, un jour que je remontais de Chaminadour jusqu'à
l'Ecole Normale où il était alors à ce Centre de documentation sociale qui dura
jusqu'en 1940. Je crois qu'il y avait remplacé Jean Cavaillès, et qu'il y fut à
son tour relayé par Raymond Aron. Je ne me suis aperçu qu'après coup qu'un
dialogue avait commencé. De quoi parlions-nous? Je me rappelle seulement
qu'entre nous, qui nous connaissions si peu, venait soudain d'éclore cet
inexplicable climat de sympathie qu'on appelle plus tard amitié. Car c'était
bien de cela qu'il s'agissait déjà quand nous nous retrouvons à Compiègne, vers
la fin de la «drôle de guerre». Avant la dispersion de mai 1940, il était
évident que nous étions très fraternels en un certain mode de l'humour.
Jamais nous ne nous sommes beaucoup vus. Point n'est
besoin de tant se voir pour être amis, et «ce
n'est pas proprement absence quand il y a moyen de s'entr'advertir». Ce mot
de Montaigne m'inscrit aujourd'hui dans une solitude. Mais chaque fois que nous
nous retrouvions, soit pour «prendre un verre ensemble», soit au milieu des
siens, la même amitié de plus en plus certaine tenait à nouveau toute la place,
et nous nous quittions sans même avoir songé à aborder tel ou tel prétexte que
nous avions trouvé pour motiver notre rencontre. J'ai l'air de parler de moi.
C'est de lui que je parle. Le temps était alors sans durée et sans poids, s'il
ne s'égarait dans la magie surréaliste du hasard, comme cette soirée encore
toute proche, où, tandis que nous causions pour rien, on tentait de lui voler
sa voiture en stationnement tout près, et qu'alors amusés, nous faisions
connaissance avec le monde insolite des rondes de nuit et du remorquage d'après
minuit. Nous n'avions fait jusque-là que le frôler et nous étions au beau
milieu, comme dans les aventures imaginaires de l'enfance.
Etions-nous d'accord? Oui certainement sur le fond. Quel
fond ? C'est bien difficile à dire. Il se peut que le mot existentialisme ait à
un certain moment concrétisé notre entente. Qu'entendions-nous par là? Durant
un temps, j'avais cru que ce mot ne pouvait guère convenir qu'à la philosophie
de saint Thomas d'Aquin. Mais ce n'était décidément pas de cela qu'il
s'agissait. Peut-être l'existentialisme apparut-il après la deuxième guerre
mondiale comme le surréalisme après la première. Mais la réaction, tamisée
peut-être par la formation universitaire, était moins poétique qu'éthique. «Vous me rappelez un peu, disait alors
Heidegger, ce jeune ami qui, après la
publication de Sein und Zeit, me
demandait: "Quand écrirez-vous une éthique?"» L'existentialisme
serait, a-t-on dit, une philosophie dans laquelle «l'existence précède
l'essence».
Sous ce langage un peu chiffré, il faut comprendre que la
liberté humaine est plus radicale que toute fixation subie. Mais c'est bien
vite dit, car l'inverse, en un sens, n'est pas moins vrai, et toute la
Phénoménologie de la perception institue ce renversement. «La philosophie de l'existence n'est pas seulement, comme le croirait un
lecteur pressé... la philosophie qui met dans l'homme la liberté avant
l'essence. Ceci n'est qu'une conséquence frappante, et, sous l'idée du choix
souverain, il y avait, chez Sartre même, comme on le voit dans L'Etre et le
Néant, l'idée autre, et à vrai dire
antagoniste d'une liberté qui n'est liberté qu'incorporée au monde, et comme
travail accompli sur une situation de fait... Dès lors... l'existence dévoile,
face à la liberté, toute une nouvelle figure du monde, le monde comme promesse
et menace pour elle, le monde qui lui tend des pièges, la séduit ou lui cède,
non plus le monde plat des objets de science kantiens, mais un paysage
d'obstacles et de chemins, enfin le monde que nous «existons» et non pas
seulement le théâtre de notre connaissance et de notre libre-arbitre.»
Rien n'illustre mieux ces lignes de 1956 qu'un texte qui
parut dix ans plus tôt dans Les Temps
modernes, et que l'ami, à l'époque, m'avait demandé de lire avant qu'il
soit publié. Il y évoquait déjà toute la distance qui sépare la situation subie
de la liberté dont les yeux sont enfin ouverts. Au lendemain de la Libération,
pouvions-nous méconnaître que nous avions, des années durant, vécu l´avant-guerre
en sachant sans savoir? «Nous avions
secrètement résolu d'ignorer la violence et le malheur comme éléments de
l'Histoire... Au-delà de ce jardin si calme où le jet d'eau bruissait depuis
toujours et pour toujours, nous avions cet autre jardin qui nous attendait pour
les vacances de 1939, la France des voyages à pied et des auberges de jeunesse
qui allait de soi, pensions-nous, comme la terre elle-même.» C'est ainsi
que, dans la liberté en situation, s'enfle l'équivoque du mythe, mythe édénique
dans un cas, conte cruel dans l'autre, et dont la destruction est toujours le
plus étrange des réveils. Car alors, «a
voir les choses de près, on ne trouve nulle part des coupables et partout des
complices», rien n'étant pleinement évident qu'après la catastrophe dont
rien non plus ne nous préserve dans un monde où les conditions d'une «liberté
effective» sont encore à réaliser. «Jusque-là,
la vie sociale restera ce dialogue et cette bataille de fantômes où l'on voit
soudain couler de vraies larmes et du vrai sang.» Le titre de l'essai auquel
j'emprunte ces lignes est: La Guerre a eu
lieu.
Jean Beaufret (1907-1982)
Nous vivons ainsi dans la non-transparence qui est
l'étoffe même de notre vie. La métaphysique a beau jeu de tout prétendre tirer
au clair pour nous inciter d'autant mieux à l'ardeur d'un combat qui serait «déjà gagné dans le Ciel ou dans l'Histoire».
Pour une philosophie qui ne se croit pas plus profonde que la vie, rien n'est
jamais chose faite, et même les conditions de la «liberté effective» ne nous
sont pas dictées d'avance. Mais si la philosophie se perd à vouloir composer
l'alphabet du monde, il nous revient d'autant plus, à nous hommes, d'être en
éveil. Car le monde n'est pas comme l'ont cru Barrés et Maurras pour qui le
fond est désespoir, «un tumulte insensé
sur lequel paraissent quelques formes fragiles et précieuses». Au désespoir
réactionnaire s'oppose la foi sans illusion de l'homme de gauche par laquelle «nous joignant aux autres et joignant notre
présent à notre passé, nous faisons en sorte que tout ait un sens, nous
achevons en une parole le discours confus du monde».
De cette appartenance profonde qui refuse le non-sens et
qui est foi en l'homme, à nous de surprendre et d'entendre les Signes. Merleau-Ponty nous a par deux
fois proposé des recueils qui correspondent à deux phases de sa vie. Ce n'est
pas par hasard si, douze ans après le recueil de 1948, Sens et Non-sens, son dernier livre a simplement pour titre Signes. Le signe n'est pas autre chose
que le sens. Il est le sens dans sa brièveté d'énigme. Mais le signe des
signes, au cœur même de l'énigme, c'est l'homme lui-même, celui précisément qui
sait sans savoir, dans le plein du monde où il est de sortie, âme et corps à la
fois. La métaphysique dissocie volontiers l'âme du corps pour les marier
ensuite, à moins qu'elle ne préfère rabrouer l'un ou l'autre. La situation, dès
lors, s'éclaircit bien en apparence, mais c'est dans la destruction de
l'essentiel, c'est-à-dire pour l'unique profit des écervelés décerveleurs qui
portent par principe les choses humaines dans le climat simpliste du fanatisme.
L'âme n'est pas cependant, selon le mot de Diderot, «l'âme d'un grand mannequin qui l'enveloppe»,
car, au contraire, lisons-nous dans Signes, «c'est par son corps que l'âme d'autrui est âme à mes yeux». Cette
âme qui est corps par la profondeur d'un visage ouvert et qui s'anime par la
parole, quel système en atteindra jamais le fond? Et quelle violence pourra jamais
totalement la méconnaître? Même la brute est un homme mystifié, et si la police
a pour métier de le réduire, la philosophie n'est pas là pour prêter main-forte
à la police. Encore moins pour en dialectiser le concept comme il lui arrive
parfois de le faire. Car si Force et Violence sont des éléments de notre monde,
qui parierait qu'elles soient le mot de l'énigme?
La vocation de la philosophie, au sein du monde des
hommes, est avant tout de se rendre attentive à l'énigme de l'implicite qui se
dérobe en lui, mais à partir duquel seulement tous ses efforts, disait Balzac, «tendent à je ne sais quel mystère de civilisation».
Cette phrase de Balzac plaisait à l'auteur de Signes qui la cite parfois. Tel
Renoir au travail devant la mer, qui peignait des lavandières, en demandant
alors autre chose à la mer que ce qu'il avait sous les yeux, ainsi le
philosophe rétrocède du spectacle immédiat pour faire venir jusqu'à nous
quelque chose de si fondamentalement autre que sa pensée le met en œuvre plutôt
qu'il n'en donne la formule. C'est cet «impensé» que Merleau-Ponty cherche à
évoquer à propos de Husserl dans un texte publié dans le recueil qui commémore
en 1959 la naissance du philosophe. «Quand
Husserl termine sa vie, il y a un «impensé» de Husserl qui est bel et bien à
lui, et qui pourtant ouvre sur autre chose.»
Tombe de Maurice Merleau-Ponty dans Paris.
A travers ces lignes, on croit entrevoir le sens du livre
en chantier et dont le titre s'était imposé à lui, l'été dernier, comme une
évidence: Le Visible et l'Invisible.
Nous avions récemment parlé de ce livre à propos de la difficulté d'écrire un
livre articulé en chapitres qui ne seraient qu'autant de dissertations
d'agrégation mises bout à bout. Le nom de Heidegger fut alors évoqué entre
nous, et qu'il n'ait pas donné la «suite» de Sein und Zeit. Plus essentielle qu'une telle suite était à nos yeux
le «renversement» qui remonte aux sources mêmes de la possibilité d'écrire.
C'est d'ailleurs la lumière d'une phrase de Heidegger qui le guidait dans la
recherche d'un «impensé» de Husserl. La rencontre avec cette lumière était,
dans son esprit, en liaison directe avec une remise en question de plus en plus
radicale.
Où aurait conduit cette remise en question? Qui de nous
maintenant peut le dire? D'un dialogue si brutalement interrompu, il est
cependant plus vrai d'attendre un avenir que de s'en remémorer le passé. Car
l'avenir est ouvert à ceux qui regardent en face. De cette droiture qui
maintenant nous manque, Martin Heidegger, à la fois proche et lointain,
attentif et clairvoyant, savait quelque chose, et je ne puis mieux faire que
transcrire ici quelques lignes d'une lettre où il me dit sa tristesse. «Bien que je n'aie pas personnellement connu
Merleau-Ponty, je devinais en lui, par ce qu'il disait et par ce qu'il se
proposait, un esprit libre et franc qui savait ce qu'est l'affaire de la pensée
et ce qu'elle exige... Notre consolation doit être de nous dire que l'ami qui
vient de mourir a tracé une piste authentique de pensée véritable jusqu'au
domaine qui n'a jamais été atteint par le vacarme et l'agitation des
affairistes.»
* Jean Beaufret, De l'Existentialisme à Heidegger, Paris, Vrin, 1986, p. 155-159.