miércoles, 20 de junio de 2012

M. Merleau-Ponty - LE PHILOSOPHE ET SON OMBRE (1959)




LE PHILOSOPHE
ET SON OMBRE

M. Merleau-Ponty






La tradition est oubli des origines, disait le dernier Husserl. Justement si nous lui devons beaucoup, nous sommes hors d'état de voir au juste ce qui est à lui. À l'égard d'un philosophe dont l'entreprise a éveillé tant d'échos, et apparemment si loin du point où il se tenait lui-même, toute commémoration est aussi trahison, soit que nous lui fassions l'hommage très superflu de nos pensées, comme pour leur trouver un garant auquel elles n'ont pas droit, soit qu'au contraire, avec un respect qui n'est pas sans distance, nous le réduisions trop strictement à ce qu'il a lui-même voulu et dit... Mais ces difficultés, qui sont celles de la communication entre les « ego », Husserl justement les connaissait bien, et il ne nous laisse pas sans ressource en face d'elles. Je m'emprunte à autrui, je le fais de mes propres pensées : ce n'est pas là un échec de la perception d'autrui, c'est la perception d'autrui. Nous ne l'accablerions pas de nos commentaires importuns, nous ne le réduirions pas avarement à ce qui de lui est objectivement attesté, si d'abord il n'était là pour nous, non sans doute avec l'évidence frontale dune chose, mais installé en travers de notre pensée, détenant en nous, comme autre nous-mêmes, une région qui n'est à nul autre que lui. Entre une histoire de la philosophie « objective », qui mutilerait les grands philosophes de ce qu'ils ont donné à penser aux autres, et une méditation déguisée en dialogue, où nous ferions les [202] questions et les réponses, il doit y avoir un milieu, où le philosophe dont on parle et celui qui parle sont ensemble présents, bien qu'il soit, même en droit, impossible de départager à chaque instant ce qui est à chacun.


Si l'on croit que l'interprétation est astreinte ou à déformer ou à reprendre littéralement, c'est qu'on veut que la signification d'une œuvre soit toute positive, et susceptible en droit d'un inventaire qui délimite ce qui y est et ce qui n'y est pas. Mais c'est là se tromper sur l'œuvre et sur le penser. « Quand il s'agit du penser, écrit à peu près Heidegger, plus grand est l’ouvrage fait, - qui ne coïncide nullement avec l'étendue et le nombre des écrits, - plus riche est, dans cet ouvrage, l'impensé, c'est-à-dire ce qui, à travers cet ouvrage et par lui seul, vient vers nous comme jamais encore pensé [1] » Quand Husserl termine sa vie, il y a un impensé de Husserl, qui est bel et bien à lui, et qui pourtant ouvre sur autre chose. Penser n'est pas posséder des objets de pensée, c'est circonscrire par eux un domaine à penser, que nous ne pensons donc pas encore. Comme le monde perçu ne tient que par les reflets, les ombres, les niveaux, les horizons entre les choses, qui ne sont pas des choses et qui ne sont pas rien, qui au contraire délimitent seuls les champs de variation possible dans la même chose et le même monde, - de même l’œuvre et la pensée d'un philosophe sont faites aussi de certaines articulations entre les choses dites, à l'égard desquelles il n'y a pas dilemme de l'interprétation objective et de l'arbitraire, puisque ce ne sont pas là des objets de pensée, puisque, comme l'ombre et le reflet, on les détruirait en les soumettant à l'observation analytique ou à la pensée isolante, et qu'on ne peut leur être fidèle et les retrouver qu'en pensant derechef.


Nous voudrions tâcher d'évoquer cet impensé de Husserl, en marge de quelques pages anciennes. Ceci paraîtra téméraire de la part de quelqu'un qui n'a connu ni la conversation [203] quotidienne, ni même l'enseignement de Husserl. Peut-être pourtant cet essai a-t-il sa place à côté d'autres approches. Car, aux difficultés de la communication avec une œuvre s'ajoute, pour ceux qui ont connu le Husserl visible, celles de la communication avec un auteur. Certains souvenirs apportent ici le secours d'une incidente, d'un court-circuit de la conversation. Mais d'autres masqueraient plutôt le Husserl « transcendantal », celui qui à présent s'installe solennellement dans l'histoire de la philosophie, - non qu'il soit une fiction, mais parce que c'est Husserl délivré de sa vie, rendu à l'entretien avec ses pairs et à son audace omnitemporelle. Comme tous nos proches, - et avec, en outre, le pouvoir de fascination et de déception du génie, - Husserl présent en personne ne pouvait, j'imagine, laisser en repos ceux qui l'entouraient : toute leur vie philosophique a dû être pour un temps dans cette occupation extraordinaire et inhumaine d'assister à la naissance continuée d'une pensée, de la guetter jour après jour, de l'aider à s'objectiver ou même à exister comme pensée communicable. Comment ensuite, quand la mort de Husserl et leur propre croissance les a rendus à la solitude adulte, pourraient-ils retrouver aisément le sens plein de leurs méditations d'autrefois, - qu'ils poursuivaient certes librement, selon Husserl ou contre Husserl, mais en tout cas à partir de lui ? Ils le rejoignent à travers leur passé. Ce chemin est-il plus court que celui de l’œuvre ? Pour avoir mis d'abord toute la philosophie dans la phénoménologie, ne risquent-ils pas maintenant d'être trop sévères pour elle en même temps que pour leur jeunesse, et de réduire à ce qu'ils ont été dans leur contingence originelle et dans leur humilité empirique tels motifs phénoménologiques qui au contraire, pour le spectateur étranger, gardent tout leur relief ?


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Soit le thème de la réduction phénoménologique, - dont on sait qu’elle n'a jamais cessé d'être pour Husserl une possibilité énigmatique, et qu'il y est toujours revenu. Dire qu'il n'a jamais réussi à assurer les bases de la phénoménologie, [204] ce serait se tromper sur ce qu'il cherchait. Les problèmes de la réduction ne sont pas pour lui un préalable ou une préface : ils sont le commencement de la recherche, ils en sont en un sens le tout, puisque la recherche est, il l'a dit, commencement continué. Il ne faut pas s'imaginer Husserl gêné ici par des obstacles malencontreux : le repérage des obstacles est le sens même de sa recherche. Un de ses « résultats » est de comprendre que le mouvement de retour à nous-mêmes, - de « rentrée en nous-mêmes », disait saint Augustin, - est comme déchiré par un mouvement inverse qu'il suscite. Husserl redécouvre cette identité du « rentrer en soi » et du « sortir de soi » qui, pour Hegel, définissait l'absolu. Réfléchir, - il l'a dit dans les Ideen I, - c'est dévoiler un irréfléchi qui est à distance, puisque nous ne sommes plus naïvement lui, - et dont nous ne pouvons douter cependant que la réflexion l'atteigne, puisque c'est par elle-même que nous en avons notion. Ce n'est donc pas l'irréfléchi qui conteste la réflexion, c'est la réflexion qui se conteste elle-même, parce que son effort de reprise, de possession, d'intériorisation ou d'immanence n'a par définition de sens qu'à l'égard d'un terme déjà donné, et qui se retire dans sa transcendance sous le regard même qui va l’y chercher.


Ce n'est donc pas hasard ou naïveté si Husserl reconnaît à la réduction des caractères contradictoires. Il dit là ce qu'il veut dire, ce qui est imposé par la situation de fait  C'est à nous de ne pas oublier une moitié de la vérité. D'un côté donc, la réduction dépasse l'attitude naturelle. Elle n'est pas « de nature » (natural[2], ce qui veut dire que la pensée réduite ne regarde plus la Nature des sciences de la Nature, mais en un sens le « contraire de la Nature » [3], à savoir la Nature comme « sens pur des actes qui composent l'attitude naturelle » [4] - la Nature redevenue le noème qu'elle a toujours été, réintégrée à la conscience qui l'a toujours et de part en part constituée. En régime de « réduction », il n'y a plus que la conscience, [205] ses actes et leur objet intentionnel. Ce qui permet à Husserl d'écrire qu'il y a une relativité de la Nature à l'esprit, que la Nature est le relatif et l'esprit l’absolu [5].

Husserl - Heidegger



Mais ceci n'est pas la vérité entière : qu'il n'y ait pas de Nature sans esprit, ou qu'on puisse supprimer en pensée la Nature sans supprimer l'esprit, cela ne veut pas dire que la Nature soit une production de l'esprit, ni qu'aucune combinaison, même subtile, de ces deux concepts suffise à donner la formule philosophique de notre situation dans l'être. On peut penser l'esprit sans la Nature et l'on ne peut penser la Nature sans l'esprit. Mais peut-être n'est-ce pas selon la bifurcation de la Nature et de l'esprit que nous avons à penser le monde et nous-mêmes. Le fait est que les descriptions les plus célèbres de la phénoménologie vont dans une direction qui n'est pas celle de la « philosophie de l'esprit ». Quand Husserl dit que la réduction dépasse l'attitude naturelle, c'est pour ajouter aussitôt que ce dépassement conserve « le monde entier de l'attitude naturelle ». La transcendance même de ce monde doit garder un sens au regard de la conscience « réduite », et l'immanence transcendantale ne peut en être la simple antithèse. Dès les Ideen Il, il semble clair que la réflexion ne nous installe pas dans un milieu fermé et transparent, qu'elle ne nous fait pas passer, au moins immédiatement, de l'« objectif » au « subjectif », qu'elle a plutôt pour fonction de dévoiler une troisième dimension où cette distinction devient problématique. Il y a bien un Je qui se fait « indifférent », pur « connaisseur », pour saisir sans reste, étaler devant lui, « objectiver » toutes choses et en acquérir la possession intellectuelle, - une « attitude théorique » pure, qui vise à « rendre visibles les rapports qui peuvent procurer le savoir de l’être à l'état naissant » [6]. Mais précisément ce Je n'est pas le philosophe, cette attitude n'est pas la philosophie : c'est la science de la Nature, - plus profondément, une certaine philosophie d'où sont nées les sciences de la Nature, qui revenait au Je pur et à son corrélatif les « choses simplement choses » (blosze [206] Sachen), dépouillées de tout prédicat praxique et de tout prédicat de valeur. Dès les Ideen II la réflexion husserlienne élude ce tête-à-tête du sujet pur et des pures choses. Elle cherche au-dessous le fondamental. C'est peu de dire que la pensée de Husserl va ailleurs : elle n'ignore pas la pure corrélation du sujet et de l'objet, elle la dépasse très délibérément, puisqu'elle la présente comme relativement fondée, vraie à titre dérivé, comme un résultat constitutif qu'elle s'engage à justifier à son rang et à son heure.


Mais à partir de quoi et devant quelle instance plus profonde ? Ce qui est faux dans l'ontologie des blosze Sachen, c'est qu'elle absolutise une attitude de pure théorie (ou d'idéalisation), c'est qu'elle omet ou prend comme allant de soi un rapport avec l'être qui fonde celui-là et en mesure la valeur. Relativement à ce naturalisme, l'attitude naturelle comporte une vérité supérieure qu'il faut retrouver. Car elle n'est rien moins que naturaliste. Nous ne vivons pas naturellement dans l'univers des blosze Sachen. Avant toute réflexion, dans la conversation, dans l'usage de la vie, nous tenons une « attitude personnaliste » dont le naturalisme ne peut rendre compte, et les choses sont alors pour nous, non pas nature en soi, mais « notre entourage » [7]. Notre vie d'hommes la plus naturelle vise un milieu ontologique qui est autre que celui de l'en soi, et qui donc, dans l'ordre constitutif, ne peut être dérivé de lui. Même touchant les choses, nous en savons, dans l'attitude naturelle, beaucoup plus que l'attitude théorique ne peut nous en dire, - et surtout nous le savons autrement. La réflexion parle de notre rapport naturel au monde comme d'une « attitude », c'est-à-dire d'un ensemble d'« actes ». Mais c'est là une réflexion qui se présuppose dans les choses, qui ne voit pas plus loin qu'elle-même. En même temps qu'elle tente la reprise universelle, celle de Husserl note qu'il y a là, dans l'irréfléchi, « des synthèses qui résident en deçà de toute thèse » [8]. L'attitude naturelle ne devient vraiment 'une attitude, - un tissu d'actes judicatoires et propositionnels, - que quand elle [207] se fait thèse naturaliste. Elle-même est indemne des griefs que l'on peut faire au naturalisme, parce qu'elle est « avant tout thèse », parce qu'elle est le mystère d'une Weltthesis avant toutes les thèses, - d'une foi primordiale, d'une opinion originaire (Urglaube, Urdoxa), dit ailleurs Husserl, qui donc ne sont pas, même en droit, traduisibles en termes de savoir clair et distinct, et qui, plus vieilles que toute « attitude », tout « point de vue », nous donnent, non pas une représentation du monde, mais le monde même. Cette ouverture au monde, la réflexion ne peut la « dépasser », sinon en usant des pouvoirs quelle lui doit. Il y a une clarté, une évidence propre à la zone de la Weltthesis qui ne dérive pas de celle de nos thèses, un dévoilement du monde précisément par sa dissimulation dans le clair-obscur de la doxa. Si Husserl dit avec insistance que la réflexion phénoménologique commence dans l'attitude naturelle, - il le redit dans les Ideen II pour renvoyer au constitué l'analyse qu'il vient de faire des implications corporelle et intersubjective des blosze Sachen [9] - ce n'est pas là seulement une manière d'exprimer qu'il faut bien commencer et passer par l'opinion avant d'arriver au savoir : la doxa de l'attitude naturelle est une Urdoxa, elle oppose à l'originaire de la conscience théorique l'originaire de notre existence, ses titres de priorité sont définitifs et la conscience réduite doit en rendre compte. La vérité est que les rapports de l'attitude naturelle et de l'attitude transcendantale ne sont pas simples, qu'elles ne sont pas l'une à côté de l'autre, ou l'une après l'autre, comme le faux ou l'apparent et le vrai. Il y a une préparation de la phénoménologie dans l'attitude naturelle. C'est l'attitude naturelle, en réitérant ses propres démarches, qui bascule dans la phénoménologie. C'est elle-même qui se dépasse dans la phénoménologie, - et elle ne se dépasse donc pas. Réciproquement, l'attitude transcendantale est encore et malgré tout « naturelle » (natürlich[10]. Il y a une vérité de l'attitude naturelle, - une vérité même, seconde et dérivée, du naturalisme. « La réalité de l'âme est fondée [208] sur la matière corporelle, et non pas celle-ci sur l’âme. Plus généralement, le monde matériel est, à l'intérieur du monde objectif total, que nous appelons Nature, un monde fermé sur soi et particulier, qui n'a besoin de l'appui d'aucune autre réalité. Au contraire l'existence de réalités spirituelles, d’un monde de l’esprit réel, est liée à l'existence d'une nature au sens premier, celui de la nature matérielle, et cela non pour des raisons contingentes, mais pour des raisons de principe. Tandis que la res extensa, quand nous en interrogeons l'essence, ne contient rien qui relève de l'esprit, ni rien qui exige médiatement (über sich hinaus) une connexion avec un esprit réel, nous trouvons au contraire qu’un esprit réel, par essence, ne peut être que lié à la matérialité, comme esprit réel d'un corps [11]. » Nous ne citons ces lignes que pour faire contrepoids à celles qui affirmaient la relativité de la Nature et l’irrelativité de l'esprit, et détruisaient la suffisance de la Nature et la vérité de l'attitude naturelle ici réaffirmées. La phénoménologie n'est en fin de compte ni un matérialisme, ni une philosophie de l'esprit. Son opération propre est de dévoiler la couche pré-théorétique où les deux idéalisations trouvent leur droit relatif et sont dépassées.


Comment cette infrastructure, secret des secrets, en deçà de nos thèses et de notre théorie, pourra-t-elle à son tour reposer sur les actes de la conscience absolue ? La descente au domaine de notre « archéologie » laisse-t-elle intacts nos instruments d'analyse ? Ne change-t-elle rien à notre conception de la noèse, du noème, de l'intentionnalité, à notre ontologie ? Après comme avant, sommes-nous fondés à chercher dans une analytique des actes ce qui porte en dernier ressort notre vie et celle du monde ? On sait que Husserl ne s’est jamais expliqué beaucoup là-dessus. Quelques mots sont là, comme des index qui indiquent le problème, - qui signalent un impensé à penser. Celui d'abord d'une « constitution préthéorétique » [12], chargée de rendre compte des « pré-données » [13], de ces noyaux de signification autour desquels gravitent le monde et l'homme, et [209] dont on peut dire indifféremment (comme Husserl le dit du corps) qu'ils sont toujours pour nous « déjà constitués »ou qu'ils ne sont « jamais complètement constitués », - bref qu'à leur égard la conscience est toujours en retard ou en avance, jamais contemporaine. C'est sans doute en pensant à ces êtres singuliers que Husserl évoquait ailleurs une constitution qui ne procéderait pas par saisie d'un contenu comme exemplaire d'un sens ou d'une essence (Auffassungsinhalt-Auffassung als...), une intentionnalité opérante ou latente comme celle qui anime le temps, plus vieille que l’intentionnalité des actes humains. Il faut qu'il y ait pour nous des êtres qui ne sont pas encore portés dans l’être par l’activité centrifuge de la conscience, des significations qu'elle ne confère pas spontanément aux contenus, des contenus qui participent obliquement à un sens, qui l'indiquent sans le rejoindre, et sans qu'il soit encore lisible en eux comme le monogramme ou la frappe de la conscience thétique. Il y a bien encore ici groupement des fils intentionnels autour de certains nœuds qui les commandent, mais la série des rétroréférences (Rückdeutungen) qui nous mène toujours plus profond ne saurait s'achever par la possession intellectuelle d'un noème : il y a une suite ordonnée de démarches, mais elle est sans fin comme sans commencement. Autant que par le tourbillon de la conscience absolue, la pensée de Husserl est attirée par l’eccéité de la Nature. À défaut de thèses explicites sur le rapport de l'une à l'autre, il ne nous reste qu'à interroger les échantillons de « constitution préthéorétique » qu'il nous livre, et à formuler, - à nos risques, - l'impensé que nous croyons y deviner. Il y a incontestablement quelque chose entre la Nature transcendante, l'en soi du naturalisme, et l'immanence de l'esprit, de ses actes et de ses noèmes. C'est dans cet entre-deux qu'il faut essayer d'avancer.


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Les Ideen II mettent au jour, sous la « chose matérielle objective », un lacis d'implications où l'on ne sent plus la pulsation de la conscience constituante. Entre les mouvements de mon corps, et les « propriétés » de la chose [210] qu'ils révèlent, le rapport est celui du « je peux » aux merveilles qu'il est en son pouvoir de susciter. Il faut bien pourtant que mon corps soit engrené lui-même sur le monde visible : son pouvoir, il le tient justement de ce qu'il a une place d’où il voit. C'est donc une chose, mais une chose où je réside. Il est, si l'on veut, du côté du sujet, mais n'est pas étranger à la localité des choses : entre lui et elles, le rapport est celui de l'ici absolu au là, de l'origine des distances à la distance. Il est le champ où mes pouvoirs perceptifs se sont localisés. Mais quel est donc le lien entre eux et lui, si ce n'est pas la co-variation objective ? Si une conscience, dit Husserl, éprouvait de la satiété quand le réservoir d'eau d'une locomotive est plein, et de la chaleur chaque fois que le foyer est allumé, la locomotive ne serait pas pour autant le corps de cette conscience [14]. Qu’y a-t-il donc de plus, entre mon corps et moi, que les régularités de la causalité occasionnelle ? Il y a un rapport de mon corps à lui-même qui fait de lui le vinculum du moi et des choses. Quand ma main droite touche ma main gauche, je la sens comme une « chose physique », mais au même moment, si je veux, un événement extraordinaire se produit : voici que ma main gauche aussi se met à sentir ma main droite, es wird Leib, es empfindet [15]. La chose physique s’anime, - ou plus exactement elle reste ce qu'elle était, l'événement ne l’enrichit pas, mais une puissance exploratrice vient se poser sur elle ou l'habiter. Donc je me touche touchant, mon corps accomplit « une sorte de réflexion ». En lui, par lui, il n'y a pas seulement rapport à sens unique de celui qui sent à ce qu'il sent : le rapport se renverse, la main touchée devient touchante, et je suis obligé de dire que le toucher ici est répandu dans le corps, que le corps est « chose sentante », « sujet-objet » [16].


Il faut bien voir que cette description bouleverse aussi notre idée de la chose et du monde, et qu'elle aboutit à une réhabilitation ontologique du sensible. Car désormais on peut dire à la lettre que l'espace lui-même se sait à [211] travers mon corps. Si la distinction du sujet et de l’objet est brouillée dans mon corps (et sans doute celle de la noèse et du noème ?), elle l'est aussi dans la chose, qui est le pôle des opérations de mon corps, le terme où finit son exploration [17], prise donc dans le même tissu intentionnel que lui. Quand on dit que la chose perçue est saisie « en personne » ou « dans sa chair » (leibhaft), cela est à prendre à la lettre : la chair du sensible, ce grain serré qui arrête l'exploration, cet optimum qui la termine reflètent ma propre incarnation et en sont la contrepartie. Il y a là un genre de l'être, un univers avec son « sujet » et son « objet » sans pareils, l'articulation de l'un sur l'autre et la définition une fois pour toutes d'un « irrélatif » de toutes les « relativités » de l'expérience sensible, qui est « fondement de droit » pour toutes les constructions de la connaissance [18]. Toute la connaissance, toute la pensée objective vivent de ce fait inaugural que j'ai senti, que j'ai eu, avec cette couleur ou quel que soit le sensible en cause, une existence singulière qui arrêtait d'un coup mon regard, et pourtant lui promettait une série d'expériences indéfinie, concrétion de possibles d'ores et déjà réels dans les côtés cachés de la chose, laps de durée donné en une fois. L'intentionnalité qui relie les moments de mon exploration, les aspects de la chose, et les deux séries l'une à l'autre, ce n'est pas l'activité de liaison du sujet spirituel, ni les pures connexions de l'objet, c'est la transition que j'effectue comme sujet charnel d'une phase du mouvement à l'autre, toujours possible pour moi par principe parce que je suis cet animal de perceptions et de mouvements qui s'appelle un corps. Certes, il y a là un problème : que sera donc l'intentionnalité si elle n'est plus la saisie par l'esprit d'une matière sensible comme exemplaire d'une essence, la récognition dans les choses de ce que nous y avons mis ? Elle ne peut pas davantage être le fonctionnement subi d'une préordination ou d'une téléologie transcendantes, ou, au sens cartésien, d'une « institution de la nature » qui opère en nous sans nous : ce serait, au moment [212] où nous venons de l'en distinguer, réintégrer l'ordre du sensible au monde des projets objectifs ou des plans, - ce serait oublier qu'il est l'être à distance, l'attestation fulgurante ici et maintenant d'une richesse inépuisable, que les choses ne sont qu'entrouvertes devant nous, dévoilées et cachées : de tout cela, on rend compte aussi mal en faisant du monde une fin qu'en le faisant idée. La solution, - si solution il y a, - ne peut être que d'interroger cette couche du sensible, ou de nous apprivoiser à ses énigmes.


Nous sommes encore loin des blosze Sachen cartésiennes. La chose pour mon corps, c'est la chose « solipsiste », ce n'est pas encore la chose même. Elle est prise dans le contexte de mon corps, qui lui-même n'appartient à l'ordre des choses que par sa frange ou sa périphérie. Le monde ne s'est pas encore refermé sur lui. Les choses qu'il perçoit ne seraient vraiment l'être que si j'apprenais qu'elles sont vues par d'autres, qu'elles sont présomptivement visibles pour tout spectateur qui mérite ce nom. L'en soi n'apparaîtra donc qu'après la constitution d'autrui. Mais les démarches constitutives qui nous en séparent encore sont du même type que le dévoilement de mon corps, elles usent, allons-nous voir, d'un universel qu'il a déjà fait paraître. Ma main droite assistait à l'avènement du toucher actif dans ma main gauche. Ce n'est pas autrement que le corps d’autrui s'anime devant moi, quand je serre la main d'un autre homme ou quand seulement je la regarde [19]. En apprenant que mon corps est « chose sentante », qu'il est excitable (reizbar), - lui, et non pas seulement ma « conscience », - je me suis préparé à comprendre qu'il y a d'autres animalia et possiblement d'autres hommes. Il faut bien voir qu'il n'y a là ni comparaison, ni analogie, ni projection ou « introjection » [20]. Si, en serrant la main de l'autre homme, j'ai l'évidence de son être-là, c'est qu'elle se substitue à ma main gauche, que mon corps annexe le corps d'autrui dans cette « sorte de réflexion » dont il est paradoxalement le siège. Mes deux mains sont « comprésentes » ou « coexistent » parce qu'elles sont les mains d'un seul corps : autrui apparaît par extension de cette [213] Comprésence [21], lui et moi sommes comme les organes d'une seule intercorporéité. L'expérience d'autrui pour Husserl est d'abord « esthésiologique » et elle doit l'être, si autrui existe effectivement, et non comme le terme idéal, la quatrième proportionnelle qui viendrait compléter les rapports de ma conscience avec mon corps objectif et avec le sien. Ce que je perçois d'abord, c'est une autre « sensibilité » (Empfindbarkeit), et, à partir de là seulement, un autre homme et une autre pensée. « Cet homme là-bas ; voit et entend ; sur la base de ses perceptions, il porte tels et tels jugements, pose telles et telles évaluations ou volitions, selon toutes les différentes formes possibles. Qu'« en » lui, dans cet homme là-bas, un « je pense » surgisse, cela est un fait de nature (Naturfaktum) fondé sur le corps et sur les événements corporels, déterminé par la connexion causale et substantielle de la Nature (...) [22]. »

On demandera peut-être comment je peux étendre aux esprits la comprésence des corps, et si ce n'est pas par un retour sur moi qui ramène la projection ou l'introjection : n'est-ce pas en moi que j'apprends qu'une « Empfindbarkeit », des champs sensoriels, présupposent une conscience ou un esprit ? Mais d'abord l'objection postule qu'autrui peut être pour moi esprit exactement au sens ou je le suis pour moi-même, et rien n'est moins sûr après tout : la pensée des autres n'est jamais pour nous tout à fait une pensée. L'objection impliquerait en outre que le problème est ici de constituer un autre esprit, alors que le constituant n'est lui-même encore que chair animée ; rien n'empêche de réserver pour le moment où il parlera et écoutera l'avènement d'un autre qui, lui aussi, parle et écoute. - Mais surtout l'objection ignorerait cela même que Husserl a voulu dire : savoir, qu'il n'y a pas constitution d'un esprit pour un esprit, mais d’un homme pour un homme. Par l'effet d'une éloquence singulière du corps visible, l’Einfühlung va du corps à l'esprit. Quand, par un premier « empiètement intentionnel » [23], un autre corps [214] explorateur, un autre comportement m'apparaît, c'est l'homme en bloc qui m'est donné avec toutes les possibilités, quelles qu'elles soient, dont j'ai par-devers moi, dans mon être incarné, l'irrécusable attestation. Jamais je ne pourrai en toute rigueur penser la pensée de l'autre : je peux penser qu’il pense, construire, derrière ce mannequin, une présence à soi sur le modèle de la mienne, mais c'est encore moi que je mets en lui, c'est alors vraiment qu'il y a « introjection ». Par contre, que cet homme là-bas voie, que mon monde sensible soit aussi le sien, je le sais sans contredit, car j’assiste à sa vision, elle se voit dans la prise de ses yeux sur le spectacle, et quand je dis : je vois qu'il voit, il n'y a plus là, comme dans : je pense qu'il pense, emboîtement de deux propositions l'une dans l'autre, vision « principale » et vision « subordonnée » se décentrent l'une l'autre. Une forme était là qui me ressemble, mais occupée à des tâches secrètes, possédée par un rêve inconnu. Soudain une lueur a paru un peu au-dessous et en avant des yeux, le regard se lève et vient prendre les choses mêmes que je vois. Tout ce qui de mon côté est appuyé sur l'animal de perceptions et de mouvements, tout ce que je pourrai jamais construire sur lui, - et ma « pensée » aussi, mais comme modalisation de ma présence au monde, - tombe d'un seul coup dans l'autre. Je dis qu'il y a là un homme, et non pas un mannequin, comme je vois que la table est là, et non pas une perspective ou une apparence de la table. Il est vrai : je ne le reconnaîtrais pas si je n'étais pas homme moi-même ; si je n'avais pas (ou ne croyais avoir avec moi-même) le contact absolu de la pensée, un autre cogito ne surgirait pas devant moi ; mais ces tables d'absence ne traduisent pas ce qui vient globalement de se passer, elles notent des solidarités partielles qui dérivent de l'avènement d'autrui et ne le constituent pas. Toute introjection présuppose ce qu'on voudrait expliquer par elle. Si vraiment c'était ma « pensée » qu'il fallait mettre en autrui, je ne l'y mettrais jamais : jamais aucune apparence n'aurait la vertu de me convaincre qu'il y a là-bas un cogito et ne pourrait motiver le transfert, quand toute la force convaincante du mien tient à ce que je suis moi. Si autrui doit exister pour moi, [215] il faut que ce soit d'abord au-dessous de l'ordre de la pensée. Ici, la chose est possible, parce que l'ouverture perceptive au monde, dépossession plutôt que possession, ne prétend pas au monopole de l'être, et n'institue pas la lutte à mort des consciences. Mon monde perçue, les choses entr'ouvertes devant moi, ont, dans leur épaisseur, de quoi fournir d'« états de conscience » plus d'un sujet sensible, ils ont droit à bien d'autres témoins que moi. Qu'un comportement se dessine dans ce monde qui me dépasse déjà, ce n'est là qu'une dimension de plus dans l'être primordial, qui les comporte toutes. Dès la couche « solipsiste » donc, autrui n'est pas impossible, parce que la chose sensible est ouverte. Il devient actuel quand un autre comportement et un autre regard prennent possession de mes choses, et cela même se fait, cette articulation sur mon monde d'une autre corporéité s'effectue sans introjection, parce que mes sensibles, par leur aspect, leur configuration, leur texture charnelle, réalisaient déjà le miracle de choses qui sont choses du fait qu'elles sont offertes à un corps, faisaient de ma corporéité une épreuve de l’être. L'homme peut faire l’alter ego que ne peut faire la « pensée » parce qu'il est hors de soi dans le monde et qu'une ek-stase est compossible avec d'autres. Et cette possibilité s'accomplit dans la perception comme vinculum de l'être brut et d'un corps. Toute l'énigme de l'Einfühlung est dans sa phase initiale, « esthésiologique », et elle y est résolue parce que c'est une perception. Celui qui « pose » l'autre homme est sujet percevant, le corps de l'autre est chose perçue, l'autre lui-même est « posé » comme « percevant ». Il ne s'agit jamais que de co-perception. Je vois que cet homme là-bas voit, comme je touche ma main gauche en train de toucher ma main droite.


Le problème de l’Einfühlung comme celui de mon incarnation débouche donc sur la méditation du sensible, ou, si l'on préfère, il s’y transporte. Le fait est que le sensible, qui s'annonce à moi dans ma vie la plus strictement privée, interpelle en elle toute autre corporéité. Il est l’être qui m'atteint au plus secret, mais aussi que j'atteins à l'état brut ou sauvage, dans un absolu de présence qui détient le secret du monde, des autres et du vrai. Il y a là des [216] « objets » « qui ne sont pas seulement présents originairement à un sujet, mais qui, s'ils le sont à un sujet, peuvent idéalement être donnés en présence originaire à tous les autres sujets (dès qu'ils sont constitués). La totalité des objets qui peuvent être présents originairement, et qui pour tous les sujets communicants constituent un domaine de présence originaire commune, est la Nature au sens premier et originaire[24]. » Nulle part peut-être mieux que dans ces lignes ne se voit le double sens de la réflexion husserlienne, analytique des essences et analytique des existences. Car c'est « idéalement » (idealiter) que ce qui est donné à un sujet l'est par principe à tout autre, mais c'est de la « présence originaire » du sensible que viennent l'évidence et l'universalité qui sont véhiculées par ces rapports d'essence. Que l'on relise, si l'on en doutait, les pages extraordinaires [25] où Husserl laisse entendre que, même si l'on entendait poser l’être absolu ou vrai comme corrélatif d'un esprit absolu, il aurait besoin, pour mériter son nom, d'avoir quelque rapport avec ce que nous autres hommes appelons l’être, - que l'esprit absolu et nous devrions nous reconnaître, comme deux hommes « ne peuvent qu'en se comprenant reconnaître que les choses que l’un voit et celles que l'autre voit sont les mêmes » [26], que donc l’esprit absolu devrait voir les choses « à travers des apparences sensibles qui puissent être échangées entre lui et nous dans un acte de compréhension réciproque, - ou au moins dans une communication à sens unique, - comme nos phénomènes peuvent être échangés entre nous autres hommes », et qu’enfin « il devrait avoir aussi un corps, ce qui ramènerait la dépendance à l'égard d'organes des sens ». Certes, il y a plus de choses dans le monde et en nous que ce qui est sensible au sens restreint du mot. La vie même de l'autre ne m'est pas donnée avec son comportement il faudrait, pour y avoir accès, que je fusse l'autre lui-même. Corrélativement, quelles que soient mes prétentions à saisir l'être même dans ce que je perçois, je suis aux yeux de l'autre enfermé dans mes « représentations », je reste en [217] deça de son monde sensible et le transcende donc. Mais c'est que nous usons là d'une notion mutilée du sensible et de la Nature. Kant disait qu'elle est « l'ensemble des objets des sens » [27]. Husserl retrouve le sensible comme forme universelle de l'être brut. Le sensible, ce ne sont pas seulement les choses, c'est aussi tout ce qui s'y dessine, même en creux, tout ce qui y laisse sa trace, tout ce qui y figure, même à titre d'écart et comme une certaine absence : « Ce qui peut être saisi par expérience au sens originaire du mot, l’être qui peut être donné en présence originaire (das urpräsentierbare Sein) n'est pas tout l'être, et pas même tout l’être dont il y a expérience. Les animalia sont des réalités qui ne peuvent être données en présence originaire à plusieurs sujets : ils renferment des subjectivités. Ce sont là des sortes d'objets très particuliers qui sont donnés originairement de telle manière qu'ils présupposent des présences originaires sans pouvoir eux-mêmes être donnés en présence originaire [28]. » Les animalia et les hommes sont cela : des êtres absolument présents qui ont un sillage de négatif. Un corps percevant que je vois, c'est aussi une certaine absence que son comportement creuse et ménage derrière lui. Mais l'absence même est enracinée dans la présence, c'est par son corps que l'âme d'autrui est âme à mes yeux. Les « négatités » comptent aussi au monde sensible, qui est décidément l'universel.



Signes, Paris : Les Éditions Gallimard, 1960, 438 pp. Collection NRF.


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De tout cela, que résulte-t-il donc en ce qui concerne la constitution ? En passant à l'ordre pré-théorétique, préthétique ou préobjectif, Husserl a bouleversé les rapports du constitué et du constituant. L’être en soi, l'être pour un esprit absolu tire désormais sa vérité d'une « couche » où il n’y a ni esprit absolu, ni immanence des objets intentionnels à cet esprit, mais seulement des esprits incarnés qui « appartiennent » par leur corps « au même [218] Monde » [29]. Cela ne veut, bien entendu, pas dire que nous soyons passés de la philosophie à la psychologie ou à l’anthropologie. Entre l’objectivité logique et l’intersubjectivité charnelle le rapport est un de ces rapports de Fundierung à double sens dont Husserl a parlé ailleurs. L’intercorporéité culmine (et se transforme) dans l’avènement des blosze Sachen sans qu’on puisse dire que l’un des deux ordres soit premier par rapport à l’autre. L’ordre du préobjectif n’est pas premier, puisqu’il ne se fixe et à vrai dire ne commence tout à fait d’exister, qu’en s’accomplissant dans l’instauration de l’objectivité logique ; celle-ci pourtant ne se suffit pas, elle se borne à consacrer le travail de la couche préobjective, elle n’existe que comme aboutissement du « Logos du monde esthétique » et ne vaut que sous son contrôle. Entre les couches « profondes » et les couches supérieures de la constitution, on devine le singulier rapport  de Selbstvergessenheit que Husserl nomme déjà dans les Ideen II [30], et qu’il devait plus tard reprendre dans la théorie de la sédimentation. L’objectivité logique dérive de l’intersubjectivité charnelle à condition qu’elle ait été comme telle oubliée, et cet oubli, c’est elle-même qui le produit en cheminant vers l’objectivité logique. Les forces du champ constitutif ne vont donc pas dans un seul sens, elles se retournent contre elles-mêmes ; l’intercorporéité de dépasse et finalement s’ignore comme intercorporéité, elle déplace et transforme sa situation de départ, et le ressort de la constitution ne peut pas plus être trouvé dans son début que dans son terme.


Ces rapports se retrouvent à chacun de ses degrés. La chose intuitive repose sur le corps propre. Cela ne veut pas dire au sens des psychologues que la chose soit faite [219] de kinesthèses. On peut aussi bien dire que tout le fonctionnement du corps propre est suspendu à la chose intuitive sur laquelle se ferme le circuit du comportement. Le corps n’est rien de moins, mais rien de plus que condition de possibilité de la chose. Quand on va de lui à elle, on ne va ni du principe à la conséquence, ni du moyen à la fin : on assiste à une sorte de propagation, d’empiètement ou d’enjambement qui préfigure le passage du solus ipse à l’autre, de la chose « solipsiste » à la chose intersubjective.


Car la chose « solipsiste » n’est pas première pour Husserl, ni le solus ipse. Le solipsisme est une « expérience en pensée » [31], le solus ipse un « sujet construit » [32]. Cette méthode de pensée isolante est destinée plutôt à révéler les liens du tissu intentionnel qu’à les rompre. Si nous pouvions les rompre en réalité ou seulement en pensée, couper vraiment le solus ipse des autres et de la Nature (comme Husserl), avouons-le, l’a quelquefois fait, quand il imagine l’esprit anéanti, puis la Nature anéantie et se demande ce qu’il en résulte pour la Nature et pour l’esprit), dans ce fragment du tout, seul conservé, seraient conservés au complet les références au tout dont il est fait : nous n’aurions toujours pas le solus ipse. » (…) le solus ipse en réalité ne mérite pas son nom. L’abstraction que nous avons accomplie parce qu’elle est justifiée intuitivement ne donne pas l’homme isolé ou la personne humaine isolée. Elle ne consisterait d’ailleurs pas à préparer un meurtre collectif des hommes et des animaux de notre entourage, où serait seul épargné le sujet humain que je suis. Le sujet qui resterait seul dans ce cas serait encore sujet humain, ce serait toujours l’objet intersubjectif se saisissant et se posant toujours comme tel [33]. »


Cette remarque conduit loin. Dire que l’ego « avant » autrui est seul, c’est déjà le situer par rapport à un fantôme d’autre, c’est au moins concevoir un entourage où d’autres pourraient être. La vraie et transcendantale solitude n’est pas celle-là : elle n’a lieu que si l’autre n’est [220] pas même concevable, et ceci exige qu'il n’y ait pas non plus de moi pour la revendiquer. Nous ne sommes vraiment seuls qu'à condition de ne pas le savoir, c'est cette ignorance même qui est notre solitude. La « couche » ou la « sphère » dite solipsiste est sans ego et sans ipse. La solitude d'où nous émergeons à la vie intersubjective n'est pas celle de la monade. Ce n'est que la brume d'une vie anonyme qui nous sépare de l’être, et la barrière entre nous et autrui est impalpable. S'il y a coupure, ce n'est pas entre moi et l'autre, c'est entre une généralité primordiale où nous sommes confondus et le système précis moi-les autres. Ce qui « précède » la vie intersubjective ne peut être distingué numériquement d'elle, puisque précisément il n'y a à ce niveau ni individuation ni distinction numérique. La constitution d'autrui ne vient pas après celle du corps, autrui et mon corps naissent ensemble de l'extase originelle. La corporéité à laquelle appartient la chose primordiale est plutôt corporéité en général ; comme l'égocentrisme de l'enfant, la « couche solipsiste » est aussi bien transitivisme et confusion du moi et de l'autre. - Tout cela, dira-t-on sans doute, représente ce que la conscience solipsiste penserait et dirait d'elle-même s'il pouvait y avoir à ce niveau pensée et parole. Mais, quelque illusion de neutralité qu'elle puisse avoir, c'est une illusion. Le sensible se donne comme l’être pour X..., mais c'est tout de même moi et nul autre qui vis cette couleur ou ce son, la vie prépersonnelle elle-même est encore une vue mienne du monde. L’enfant qui demande à sa mère de le consoler des douleurs qu'elle souffre est tout de même tourné vers soi. - C'est du moins ainsi que nous évaluons sa conduite, nous qui avons appris à distribuer entre des vies uniques ce qu'il y a de douleur et de plaisir dans le monde. Mais la vérité est moins simple : l'enfant qui escompte le dévouement et l'amour atteste la réalité de cet amour, et qu'il est compris par lui, et qu'à sa manière, faible et passive, il y joue son rôle. Il y a dans le tête-à-tête du Füreinander un couplage de l'égoïsme et de l’amour qui efface leurs limites, une identification qui passe le solipsisme, aussi bien chez celui qui règne que chez celle qui se dévoue. Égoïsme et altruisme sont sur fond d'appartenance [221] au même monde, et vouloir construire ce phénomène à partir d'une couche solipsiste, c'est le rendre une fois pour toutes impossible, - et c'est peut-être ignorer ce que Husserl nous dit de plus profond. Il y a bien, pour tout homme réfléchissant sur sa vie, possibilité de, principe de la voir comme une série d'états de conscience privés, ainsi que le fait l'adulte blanc et civilisé. Mais il ne le fait qu'à condition d'oublier, ou de reconstituer d'une manière qui les caricature, des expériences qui enjambent ce temps quotidien et sériel. De : on meurt seul à : on vit seul, la conséquence n'est pas bonne, et si la douleur et la mort sont seules consultées quand il s'agit de définir la subjectivité, c'est alors la vie avec les autres et dans le monde qui sera impossible pour elle. Il faut donc concevoir, - non pas certes une âme du monde ou du groupe ou du couple, dont nous serions les instruments, - mais un On primordial qui a son authenticité, qui d'ailleurs ne cesse jamais, soutient les plus grandes passions de l'adulte, et dont chaque perception renouvelle en nous l'expérience, puisque, nous l'avons vu, la communication ne fait pas problème à ce niveau, et ne devient douteuse que si j'oublie le champ de perception pour me réduire à ce que la réflexion fera de moi. La réduction à l'« égologie » ou à la « sphère d'appartenance », comme toute réduction, n'est qu'une épreuve des attaches primordiales, une manière de les suivre jusque dans leurs prolongements derniers. Si « à partir » du corps propre je peux comprendre le corps et l'existence d'autrui, si la comprésence de ma « conscience » et de mon « corps » se prolonge dans la comprésence d'autrui et de moi, c'est que le « je peux » et le « l'autre existe » appartiennent d'ores et déjà au même monde, que le corps propre est prémonition d'autrui, l’Einfühlung écho de mon incarnation, et qu'un éclair de sens les rend substituables dans la présence absolue des origines.


Ainsi toute la constitution est anticipée dans la fulguration de l'Urempfindung. Le ici absolu de mon corps et le « là » de la chose sensible, la chose proche et la chose lointaine, l'expérience que j'ai de mes sensibles et celle qu'autrui doit avoir des siens, sont dans le rapport de [222] l'« originaire » au « modifié », non que le là soit un ici dégradé ou affaibli, l'autre un ego projeté au-dehors[34], mais parce que, selon le prodige de l'existence charnelle, avec le « ici », le « proche », le « moi », est posé là-bas le système de leurs « variantes ». Chaque « ici », chaque chose proche, chaque moi, vécus en présence absolue, attestent au-delà d'eux-mêmes tous les autres qui, pour moi, sont incompossibles avec eux, et qui pourtant sont ailleurs, en ce même moment, vécus en présence absolue. Ni simple développement d'un avenir impliqué dans son début, ni simple effet en nous d'une régulation extérieure, la constitution est libre de l'alternative du continu et du discontinu : discontinue, puisque chaque couche est faite de l'oubli des précédentes, continue d'un bout à l'autre, parce que cet oubli n'est pas simple absence, comme si le début n'avait pas été, mais oubli de ce qu'il fut littéralement au profit de ce qu'il est devenu dans la suite, intériorisation au sens hegelien, Erinnerung. Chaque couche reprend de sa place les précédentes et empiète sur les suivantes, chacune est antérieure et postérieure aux autres, et donc à elle-même. Voilà sans doute pourquoi Husserl ne paraît pas s’étonner beaucoup des cercles où il est conduit en cours d'analyse : cercle de la chose et de l'expérience d'autrui, puisque la chose pleinement objective est fondée sur l'expérience des autres, celle-ci sur l'expérience du corps, qui lui-même est en quelque manière une chose [35]. Cercle encore entre la Nature et lei ; personnes, puisque la Nature au sens des sciences de la Nature (mais aussi au sens de l'Urpräsentierbare, qui est pour Husserl la vérité du premier) est pour commencer le tout du monde (Weltall[36], qu'elle englobe à ce titre les personnes, qui, par ailleurs, directement explicitées, enveloppent la Nature comme l'objet qu'elles constituent en commun [37]. Voilà sans [223] doute aussi pourquoi, dans un texte prophétique de 1912, Husserl n'hésitait pas à parler d'une relation réciproque entre la Nature, le corps et l'âme, et, comme on l'a bien dit, de leur « simultanéité » [38].


Ces aventures de l'analyse constitutive, – ces empiètements, ces rebondissements, ces cercles, – elles ne paraissent pas, disions-nous, inquiéter beaucoup Husserl. Après avoir montré quelque part [39] que le monde de Copernic renvoie au monde vécu et l'univers de la physique à celui de la vie, - sans doute, dit-il paisiblement, trouvera-t-on cela un peu fort, et même tout à fait fou [40]. Mais il n'est, ajoute-t-il, que d'interroger mieux l'expérience [41] et d'en suivre au plus près les implications intentionnelles : rien ne peut prévaloir contre les évidences, de l'analyse constitutive. Est-ce là revendication des essences contre les vérités de fait, est-ce, se demande lui-même Husserl, « hybris philosophique », est-ce encore une fois le droit que s'arroge la conscience de s'en tenir à ses pensées, envers et contre tout? Mais c’est quelquefois de l'expérience que Husserl se réclame, comme du fondement de droit dernier. L'idée serait alors celle-ci : puisque nous sommes à la jonction de la Nature, du corps, de l'âme et de la conscience philosophique, puisque nous la vivons, on ne peut concevoir de problème dont la solution ne soit esquissée en [224] nous et dans le spectacle du monde, il doit y avoir moyen de composer dans notre pensée ce qui va d'une pièce dans notre vie. Si Husserl se tient ferme aux évidences de la constitution, ce n'est pas là folie de la conscience, ni qu'elle ait droit de substituer ce qui est clair pour elle à des dépendances naturelles qui sont constatées, c'est que le champ transcendantal a cessé d'être seulement celui de nos pensées, pour devenir celui de l'expérience entière, c'est que Husserl fait confiance à la vérité dans laquelle nous sommes de naissance, et qui doit pouvoir contenir les vérités de la conscience et celles de la Nature. Si les « rétro-références » de l'analyse constitutive n'ont pas à prévaloir contre le principe d'une philosophie de la conscience, c'est que celle-ci s'est élargie ou transformée assez pour être capable de tout, et même de ce qui la conteste.
Que la possibilité de la phénoménologie soit pour elle-même une question, qu'il y ait une « phénoménologie de la phénoménologie » dont dépend le sens dernier de toutes les analyses préalables, que la phénoménologie intégrale ou fermée sur soi ou reposant en soi reste problématique, Husserl l'a dit plus tard, mais c'est déjà visible à la lecture des Ideen II. Il ne cache pas que l'analytique intentionnelle nous mène conjointement dans deux directions opposées : d'un côté elle descend vers la Nature, vers la sphère de l'Urpräsentierbare, pendant que de l'autre elle est entrainée vers le monde des personnes et des esprits. « Cela ne veut pas dire nécessairement, reprend-il, et ne doit pas vouloir dire que les deux mondes n'ont rien à voir l'un avec l'autre, et que leur sens ne manifeste pas des relations d'essence entre eux. Nous connaissons d'autres différences cardinales entre des « mondes » qui pourtant sont médiatisées par des rapports de sens et d'essence. Par exemple le rapport du monde des idées et du monde de l'expérience, ou celui du « monde » de la conscience pure, phénoménologiquement réduite, et du monde des unités transcendantes constituées en elle [42] » Il y a donc des problèmes de médiation entre le monde de la Nature et le monde des personnes, – davantage : entre le monde de la conscience [225] constituante et les résultats du travail de constitution, et la tâche dernière de la phénoménologie comme philosophie de la conscience est de comprendre son rapport avec la non-phénoménologie. Ce qui résiste en nous à la phénoménologie, - l'être naturel, le principe « barbare » dont parlait Schelling, - ne peut pas demeurer hors de la phénoménologie et doit avoir sa place en elle. Le philosophe a son ombre portée, qui n'est pas simple absence de fait de la future lumière. C'est déjà, dit Husserl, une difficulté très « exceptionnelle » de ne pas seulement « saisir », mais de « comprendre de l'intérieur » le rapport du « monde de la Nature » et du « Monde de l'esprit ». Du moins est-elle surmontée pratiquement dans notre vie, puisque nous glissons sans peine et constamment de l'attitude naturaliste à l'attitude personnaliste. Il ne s'agit que d'égaler la réflexion à ce que nous faisons tout naturellement en passant d'une attitude à l'autre, de décrire des changements de saisies intentionnelles, des articulations d'expérience, des relations essentielles entre multiplicités constituantes qui rendent compte des différences d'être entre les constitués. La phénoménologie peut ici débrouiller ce qui est embrouillé, lever des malentendus qui tiennent justement à ce que nous passons naturellement et à notre insu d'une attitude à l'autre. Pourtant si ces malentendus existent, et cette transition « naturelle », c'est sans doute qu'il y a une difficulté de principe à débrouiller le lien de la Nature et des personnes. Que sera-ce quand il faudra comprendre de l'intérieur le passage de l'attitude naturaliste ou personnaliste à la conscience absolue, des pouvoirs qui nous sont naturels à une attitude « artificielle » (künstlich[43], - qui à vrai dire ne doit plus être une attitude entre les autres, mais l'intelligence de toutes les attitudes, l'être même parlant en nous ? Quelle est cette « intériorité » qui sera capable des rapports mêmes de l'intérieur et de l'extérieur ? Puisque, - au moins implicitement et a fortiori, - Husserl pose cette question-là [44], [226] c'est que la non-philosophie n'est pas pour lui d'emblée incluse dans la philosophie, ni le « constitué » transcendant dans l'immanence du constituant, c'est qu'il entrevoit au moins, derrière la genèse tramcendanta1e, un monde où tout est simultané, (???? mots en grec ancien : dmou hn pauta).


Ce problème dernier est-il si surprenant ? Husserl, dès le début, n'avait-il pas averti que toute réduction transcendantale est inévitablement eidétique ? C'était dire que la réflexion ne saisit le constitué qu'en son essence, qu'elle n'est pas coïncidence, qu'elle ne se replace pas dans une production pure, mais reproduit seulement le dessin de la vie intentionnelle. Il présente toujours le « retour à la conscience absolu » comme un titre pour une multitude d'opérations qui s’apprennent, s'effectuent peu à peu, et ne sont jamais achevées. Jamais nous ne nous confondons avec la genèse constitutive, et c'est à peine si nous l’accompagnons sur de courts segments. Qu'est-ce donc qui (si ces mots ont un sens) de l'autre côté des choses, répond à notre re-constitution ? De notre côté à nous, il n'y a [227] rien que des visées convergentes, mais discontinues, des moments de clarté. La conscience constituante, nous la constituons à coup d'efforts rares et difficiles. Elle est le sujet présomptif ou supposé de nos tentatives. L’auteur, disait Valéry, est le penseur instantané d'une œuvre qui fut lente et laborieuse. - et ce penseur n'est nulle part. Comme l'auteur est pour Valéry une imposture de l'homme écrivain, la conscience constituante est l'imposture professionnelle du philosophe... Elle est en tout cas, pour Husserl, l'artefact auquel aboutit la téléologie de la vie intentionnelle, - et non pas l'attribut spinoziste de Pensée.


Projet de possession intellectuelle du monde, la constitution devient toujours davantage, à mesure que mûrit la pensée de Husserl, le moyen de dévoiler un envers des choses que nous n'avons pas constitué. Il fallait cette tentative insensée de tout soumettre aux bienséances de la « conscience », au jeu limpide de ses attitudes, de ses intentions, de ses impositions de sens, - il fallait pousser jusqu'au bout le portrait d'un monde sage que la philosophie classique nous a laissé, - pour révéler tout le reste : ces êtres, au-dessous de nos idéalisations et de nos objectivations, qui les nourrissent secrètement, et où l'on a peine à reconnaître des noèmes, la Terre, par exemple, qui n'est pas en mouvement comme les corps objectifs, mais pas davantage en repos, puisque on ne voit pas à quoi elle serait « clouée », - « sol » ou « souche » de notre pensée comme de notre vie, que nous pourrons bien déplacer ou reporter, quand nous habiterons d'autres planètes, mais c'est qu'alors nous aurons agrandi notre patrie, nous ne pouvons la supprimer. Comme la Terre est, par définition, unique, tout sol que nous foulons en devenant aussitôt une province, les êtres vivants avec qui les fils de la Terre pourront communiquer deviendront du même coup des hommes, - ou si l'on veut les hommes terrestres des variantes d'une humanité plus générale qui restera unique. La Terre est la matrice de notre temps comme de notre espace : toute notion construite du temps présuppose notre proto-histoire d'êtres charnels comprésents à un seul monde. Toute évocation des mondes possibles renvoie à la vision du nôtre (Welt-anschauung). Toute possibilité est [228] variante de notre réalité, est possibilité de réalité effective (Möglichkeit an Wirklichkeit)... Ces analyses du Husserl tardif [45] ne sont ni scandaleuses, ni même déconcertantes, si l'on se souvient de tout ce qui les annonce dès le début. Elles explicitent la « thèse du monde » avant toute thèse et toute théorie, en deçà des objectivations de la connaissance, dont Husserl a toujours parlé, et qui est seulement devenue pour lui notre seul recours dans l'impasse où elles ont conduit le savoir occidental.


Bon gré mal gré, contre ses plans et selon son audace essentielle, Husserl réveille un monde sauvage et un esprit sauvage. Les choses sont là, non plus seulement, comme dans la perspective de la Renaissance, selon leur apparence projective et selon l'exigence du panorama, mais au contraire debout, insistantes, écorchant le regard de leurs arêtes, chacune revendiquant une présence absolue qui est incompossible avec celle des autres, et qu'elles ont pourtant toutes ensemble, en vertu d'un sens de configuration dont le « sens théorétique » ne nous donne pas idée. Les autres aussi sont là (ils étaient déjà là avec la simultanéité des choses), non pas d'abord comme esprits, ni même comme « psychismes », mais tels par exemple que nous les affrontons dans la colère ou dans l'amour, visages, gestes, paroles auxquels, sans pensée interposée, répondent les nôtres, - au point que quelquefois nous retournons contre eux leurs mots avant même qu'ils nous aient atteints, aussi sûrement, plus sûrement que si nous avions compris, - chacun prégnant des autres, et confirmé par eux dans son corps. Ce monde baroque n'est pas une concession de l'esprit à la nature : car si partout le sens est figuré, c'est partout de sens qu'il s'agit. Ce renouveau du monde est aussi renouveau de l'esprit, redécouverte de l'esprit brut qui n'est apprivoisé par aucune des cultures, auquel il est demandé de créer à nouveau la culture. L'irrélatif, désormais, ce n'est pas la nature en soi, ni le système des saisies de la conscience absolue, et pas davantage l'homme, mais cette « téléologie » dont parle Husserl, - qui s'écrit et se pense entre guillemets, - jointure et membrure de l'Être qui s'accomplit à travers l'homme.





[1]             « Je grösser das Denkwerk eines Denkers ist, das sich keineswegs mit dem Umfanq und der Anzahl seiner
[2]             Ideen II, Husserliana, Bd IV, p. 180.
[3]             « Ein Widerspiel der Natur », ibid.
[4]             Ibid., p. 174 : « Als reiner Sinn der die natürliche Einstellung ausmachende Akte. »
[5]             Ideen II, p 297.
[6]             Ibid., p. 26 : « Zusammenhänge sichibar zu machen, die das Wissen vom erscheinenden Sein fördern könnten. »
[7]             Ideen II, p. 183 : « Unsere Umgebung. »
[8]              Ibid., p. 22 : « Synthesen, die vor aller Thesis liegen. »
[9]             Ideen II, p. 174.
[10]           Ibid., p. 180 : « Fine Einstellung... die in gewissem Sinn sehr natürlich... ist. »
[11]           Ideen III, Husserliana, Bd V, Beilage I, p. 117.
[12]           Ideen II, p. 5 : « Vortheoretische Konstituierung. »
[13]           Ibid. : « Vörgegebenheiten. »
[14]           Ideen III, Beilage I, p. 117.
[15]           Ideen II, p. 145.
[16]           Ibid., p. 119 : « Empfindendes Ding. » Ibid., p. 124 : « Das subjektive Objekt. »
[17]           Ideen 11, p. 60 : « Die Erfahrungstendenz terminiert in ihr, erfüllt sich in ilir. »
[18]           Ibid., p. 76 : « Rechtsgrund. »
[19]           Ideen II, pp. 165-166.
[20]           Ibid., p. 166 : « ohne Introjektion » 
[21]           Ideen II, « übertragene Kompräsenz »
[22]           Ibid., p. 181.
[23]           « Intentionale Ueberschreiten. » L'expression est employée dans les Méditations Cartésiennes.
[24]           Ideen Il, p. 163.
[25]           Ibid., p. 85.
[26]           Ibid.
[27]           « Der Inbegriff der Gegenstände der Sinne. » (Krit. der Urteilskraft.)
[28]           Ideen II, p. 163.
[29]           Ideen II, p.82 : « L’objectivité logique est aussi, eo ipso, objectivité au sens de l’intersubjectivité. Ce qu’un connaisseur connaît en objectivité logique (…) tout connaisseur peut aussi le connaître, dans la mesure où il remplit les conditions auxquelles doit satisfaire tout connaisseur de tels objets. Cela veut dire ici : il doit avoir l’expérience des choses et des mêmes choses, il doit donc, pour être capable de reconnaître cette identité même, se trouver avec les autres connaisseurs dans une relation d’Einfühlung, et à cette fin, avoir une corporéité et appartenir au même monde (…) » (« zurselben Welt gehören »).
[30]           Ibid., p. 55.
[31]           « Gedankenexperiment », Ideen II, p. 81.
[32]           Ideen II, p. 81 : « Konstruiertes Subjekt. »
[33]           Ibid.
[34]           C'est ainsi pourtant que Eugen Fink (Problèmes actuels de la Phénoménologie, pp. 80-81) paraît comprendre la priorité absolue du perçu chez Husserl.
[35]           Ideen II, p. 80 : « Verwickeln wir uns nicht in einen Zirkel, da doch die Menschenauffassung die Leibesauffassung, und somit die Dingauffassung, voraussetzt ? »
[36]           Ibid., p. 27.
[37]           « Wir geraten hier, scheint es, in einen bösen Zirkel. Denn setzten wir zu Anfang die Natur schlechthin, in der Weise wie es jeder Naturforscher und jeder naturalistisch Eingestellte sonst tut, und fassten wir die Menschen als Realitäten, die über ihre physische Leiblichkeit ein plus haben, so waren die Personen untergeordnete Naturobjekte, Bestandstücke der Natur. Gingen wir aber dem, Wesen der Personalität nach, so stellte sich Natur als ein im intersubjektiven Verband der Personen sich. Konstituierendes, also ihn Voraussetzendes dar. » Ideen Il, p. 210.
[38]           Marly BIEMEL : Husserliana, Bd IV, Einleitung des Herausgebers. Voici le texte de Husserl : « La Nature et le corps, et encore, entrelacée avec lui, l'âme, se constituent dans un rapport réciproque l'un avec l'autre, d'un seul coup. » Husserliana, Bd V, p. 124 : « ... Ist ein wichtiges Ergebnis unserer Betrachtung, dasz die « Natur » und der Leib, in ihrer Verflechtung mit dieser wieder die Seele, sich in Wechselbezogenheil aufeinander, in eins miteinander, konstituieren. »
[39]           Umsturz der kopernikanisechen Lehre in der gewöhnlichen weltanschaulichen Interpretation. Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht, 7-9 mai 1934.
[40]           « Aber nun wird man das arg finden, geradezn toll », ibid.
[41]           Par exemple Ideen 11, pp. 179-180. Même mouvement à la fin de Umsturz.
[42]           Ideen II, p. 211, souligné par nous.
[43]           Ideen II, p. 180.
[44]           Voici le texte que nous commentons : « Nous avons en vue ici une nouvelle attitude, qui est, en un certain sens bien naturelle (natürlich), mais qui n'est pas de nature (natural). Pas de nature, cela veut dire que ce dont nous avons en elle l'expérience n'est pas Nature au sens des sciences de la Nature, mais, pour ainsi dire, un contraire de la Nature. Il va de soi que la difficulté très exceptionnelle est de ne pas se contenter de saisir l'opposition (des mondes), mais de la comprendre du dedans (von innen her zu verstehen) : elle ne réside pas dans l'exercice même des attitudes. Car, - si nous mettons à part l'attitude qui vise la pure conscience (Einstellung auf das reine Bewusstsein), ce résidu des différentes réductions, qui est d'ailleurs artificielle, – nous glissons constamment et sans aucune peine d'une attitude à l'autre, de l'attitude naturaliste à l'attitude personnaliste et corrélativement des sciences de la Nature aux sciences de l'esprit. Les difficultés commencent avec la réflexion, la compréhension phénoménologique du changement des saisies intentionnelles et des expériences, et des corrélats constitués à travers elles. Ce n'est que dans le cadre de la phénoménologie et en rapportant les différences d'être des objets qui se constituent aux rapports essentiels des multiplicités constituantes qui leur correspondent, que ces différences peuvent être maintenues hors de tout brouillage (unverwirrt), dans une séparation offre une certitude absolue (in absolut sicherer Sonderung), libérées de tous les malentendus qui ont leur source dans des changements d'attitude involontaires, et qui, faute de réflexion pure, restent inaperçus de nous. C'est seulement en revenant à la conscience absolue, et à la totalité des rapports d'essence que nous pouvons suivre en elle, que nous pourrons enfin comprendre selon leur sens les rapports de dépendance des objets qui correspondent à l'une et l'autre attitudes, et leurs réciproques relations d'essence. »
[45]           Nous résumons Umsturz..., cité plus haut.























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